La pourriture noble - Botrytis cinerea

Ces deux mots paraissent oh combien contradictoires, même si le second amène grandeur et mystère au premier. Car comment "la" pourriture pourrait-elle accéder à la noblesse ? c'est au confins de l'alchimie et de l'histoire que nous vous emmenons, avec la biologie comme témoin actif…

Pourriture noble ou Botrytis cinerea

Avant d'en retrouver la trace, puis les meilleurs témoignages actuels, de quoi parle-t-on ?

La pourriture noble, qu'est-ce que c'est ?

L'attaque traditionnelle d'un champignon microscopique - ou moisissure - sur une substance vivante provoque sa destruction, souvent sous forme de pourriture.

Ici le champignon est bien connu. Il s'agit de Botrytis cinerea. Il est polyphage, c'est-à-dire qu'il se nourrit de nombreux végétaux. Vous le connaissez malheureusement au jardin, sur les fraises ou les framboises par exemple, ou il provoque un voile gris, comme une cendre poudreuse.

Or il se trouve que ce champignon-là, comme aucun autre, est capable dans certaines conditions, en fait une alternance d'humidité atmosphérique matinale et de franc soleil d'après-midi, d'habiller le grain de raisin d'un voile léger, en absorbant l'eau, ce qui favorise donc la concentration en sucres qui devient alors surconcentration. Le grain est alors flétri, vidé en partie de son eau. Mais tout n'est pas si simple, car toutes les grappes, tous les grains n'évoluent pas de la même façon. Avec 3 conséquences coûteuses :

1. il faut trier, vendanger par "tries successives" pour recueillir le nectar sans pourriture vraie, mais seulement les grains contenant un moût très riche en sucres non transformés, ce qui demande un travail considérable chaque année ;
2. il en découle un rendement très faible à l'hectare ;
3. et enfin sans compter le risque de voir tout perdre si dans les derniers jours avant les vendanges, une détérioration météo fige les grappes.

Par exemple dans le bordelais, pour bénéficier de leurs appellations respectives, les vins "doivent provenir de raisins arrivés à surmaturité par pourriture noble - ou raisins botrytisés - récoltés par tries successives."

Et le résultat ? la vinification donne, avec des grandes variations, des vins puissants, gras, avec des complexités aromatiques interminables… dans le bordelais, noix et fruits exotiques sont cités le plus souvent, mêlés aux notes florales et sèches du tilleul.

On les garde généralement de 10 à 50 ans.

Les origines : invention ou découverte ?

Bien malin qui pourrait l'affirmer.

Toutefois, comme beaucoup d'inventions, il s'agit en fait d'une découverte, bien reproduite. Le pineau des Charentes et le prestigieux Champagne n'en sont-ils pas d'autres témoignages ?

Tout débute peut-être à Frontignan. Rappelez-vous notre chapitre consacré au Muscat. A Frontignan, le Muscat à petits grains était cultivé pour son aptitude à passeriller, c'est-à-dire à évoluer au-delà de sa maturité "normale" au soleil de fin de saison. Ce passerillage permettait depuis l'époque romaine la fabrication de vin doux naturel fort apprécié.

Or il se trouve que dix-huit siècles plus tard, nul ne sait si tel noble châtelain du sauternais voulut appliquer volontairement la technique à ses ceps, en donnant l'ordre de vendanger en surmaturité, ou si le hasard en décida. Toujours est-il que sans doute le résultat ne fût pas celui qu'on attendait : les brumes matinales d'automne du bassin de Garonne, remplacées en journée par un franc soleil encore sec et tiède, permirent la formation d'un voile perturbateur - mais extraordinaire - sur les grains. En dépit de ce déboires, on peut penser qu'on entrepris quand même la vinification, avec un résultat déroutant : différent certes d'un vin doux, mais agréable. Ce qui est sûr, c'est que par un bel automne, ces conditions climatiques avaient favorisé sur ce cépage-là et dans ce terroir là, le développement d'une pourriture … noble !

A la même époque, un vaudois en visite au Château de Johanissberg, en était reparti avec des greffons de ceps produisant un vin formidable, mis au point par des moines au XVIIIè siècle, à partir de raisins trop mûrs légèrement pourris... on ne sait plus très bien de quel cépage il s'agit, Sylvaner ou Riesling, en tout cas un vin renommé prit naissance : le Johanissberg, en hommage à son lieu d'origine. Aujourd'hui il en subsiste un vin puissant et aromatique, issu entièrement de Sylvaner, souvent de vendanges tardives.

Cette "technique" s'est aujourd'hui largement répandue, et donne des résultats variables selon les terroirs et aussi les cépages. Toutefois seuls certains cépages blancs sont concernés, Sémillon en tête.

Et aujourd'hui, où en trouve-t-on ?

En bordelais

Pourquoi vers Bordeaux ? On l'a vu, le bassin de la Garonne, ouvert sur la mer, permet une alternance de brouillards matinaux et de soleil d'automne en journée. La rivière Ciron, apportant ses eaux froides à la Garonne encore tiède à cette époque, contribue à créer ce microclimat.

BarsacSur la rive gauche de la Garonne, à Sauternes en amont et Barsac en aval, les rendements sont limités à 25 hl/ha, et certains millésimes ne sont même pas commercialisés sous leur appellation, afin de ne pas amoindrir leur réputation. C'est ici que l'on trouve les plus belles "croupes graveleuses", particulièrement pour l'appellation Sauternes. On dit les Barsac plutôt plus liquoreux. A Cérons, à la limite des Graves liquoreux, on dit les vins pleins de sève.

Sur l'autre rive, à Cadillac, les blancs issus de pourriture noble sont puissants, aromatiques. Cette appellation, en liquoreux, est toute récente. Plus en amont, à Loupiac et Sainte-Croix-du-Mont, à flanc de coteaux, sur un terroir calcaire mais aussi graveleux, le bouquet du Sauvignon se mêle au Sémillon pour donner des vins très fruités.

Dans le Sud-ouest

Si les Jurançons moelleux sont issus de passerillage tardif, les Pacherenc-du-Vic-Bihl sont d'une complexité directement issue du nombre de cépages qui le composent. Le Montbazillac, typique de la pourriture noble, est à reconsidérer, dans l'ombre des grands Bordeaux.

En Alsace et en France

Pour les Grands Crus comme les Vendanges tardives, on utilise ici les mêmes cépages. Les collines bien exposées permettent des dates de vendanges dignes du livre des records. Quand il ne s'agit pas de "vins de glace", dont les grains non seulement privés de pluie subissent les premières gelées qui les déhydratent. Mais revenons aux vendanges tardives, qui sont des récoltes en surmaturité ne pouvant se faire chaque année, tout au moins en quantité et qualité. On reconnaît le cépage dans sa quintessence, relevé par les notes de concentration typiques de la pourriture noble. Encore plus extrêmes, les Grains Nobles, certaines années, en sont la crème, avec une complexité et intensité aromatiques extrêmes.

Pour terminer ce tour de France en forme de points de suspensions, il faut déguster les magnifiques Côteaux-du-Layon, dont celui de Chaumes, issus du Chenin blanc en surmaturité. Sans compter des vendanges tardives locales, plus ou moins botrytisées, qui donnent des choses inoubliables …

Et ailleurs

On ferait sans doute le tour du monde de la Pourriture noble ! Prenons par exemple, pas si loin de nous, la Roumanie. Le climat particulier et frais donne de bons vins blancs, classés par degré d'alcool potentiel, fort élevé au demeurant, de 16 à 18°. La pourriture noble s'y exerce plus ou moins, en tout cas la surmaturité est ici une arme redoutable !

Ces vins de couleur dense, vieil or à reflets grisés, au nez de beurre et d'agrumes frais, aux saveurs d'agrumes confits et à la douceur de miel, sont classés par nombre de "Poutonios", de 1 (les plus marqués en fraîcheur) à 7 (les plus liquoreux).

Sur les Collines de Murfatlar, le Muscat Ottonel fait merveille, avec ou sans pourriture ! D'autres cépages se prêtent gracieusement à la pourriture noble, tel le Grasa. Le Cotnari est quand à lui un vin blanc doux mais plus léger en sucres résiduels et en alcool, issu de passerillage, puis fermenté et élevé en barriques de chêne.

Cépages: Les proies de la pourriture noble

Nous l'avons vu, Botrytis cinerea est polyphage. Ce champignon attaque-t-il pour autant n'importe quel grain, n'importe quel cépage ?

Une grande part de hasard a orienté au départ la vendange après attaque par la pourriture noble sur des cépages blancs. Donc vinifiés en blanc.

Mais le Gewurtzraminer, qui est un cépage coloré, reçoit la pourriture noble de bonne grâce et nous donne des vendanges tardives qui sont bien un produit très typique de la pourriture noble.

Par contre les vins du sauternais sont issus en majorité du Sémillon (3/4 environ), du Sauvignon (1/4 environ) et de la Muscadelle en appoint. Comme sur la rive opposée de la Garonne (Sainte-Croix-du-Mont par exemple) et comme à Montbazillac. A Saussignac toute proche, on trouve en plus un peu de Chenin blanc, qui est pur cépage des magnifiques vins de Loire botrytisés, comme les Montlouis ou Coteaux-du-Layon.

Dans le sud-ouest encore, des cépages rustiques à l'accent rocailleux enrichissent le Pacherenc-du-Vic-Bihl. Pour terminer ce tour des victimes de Botrytis cinerea par le Muscat, le Muscat d'Alsace alias Muscat de Frontignan ou encore Muscat rose à petits grains, donc un cépage un peu coloré, largement botrytisés chez nos voisins européens.

C'est aujourd'hui, en France, l'I.N.A.O. qui définit les cépages autorisés. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, aucune chaptalisation n'est permise, seule la nature doit faire son oeuvre. On utilise des moûts concentrés, donc peu abondants, en empêchant la fermentation malolactique par sulfitage ou soutirages successifs. Miracle n'empêche pas technique !

Nous voilà à la fin du dessert, la pourriture noble n'a pas fini de nous enchanter de ses arômes !

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